On prétend que Mazarin voulut alors faire de Louis Fronsac, qui lui avait sauvé la vie, un de ses officiers. Heureusement, pour ceux qui lui confièrent plus tard leurs affaires et leurs difficultés, mon beau-père eut le courage de refuser ce poste honorable de fonctionnaire. Si ce fait est vrai, il fait également honneur au cardinal d’avoir accepté ce refus sans rancœur ou amertume.

Titré et possesseur d’un fief, Louis Fronsac put épouser Julie de Vivonne et partit vivre dans sa seigneurie. Le feu roi avait érigé la terre de Vivonne en marquisat pour récompenser le père de Julie qui était mort au service d’Henry IV. Monsieur Fronsac pouvait donc espérer devenir marquis si le parlement enregistrait un jour ses lettres patentes.

Vers la fin de l’année 1643, Michel Le Tellier, ministre de la Guerre, et Henri-Auguste de Loménie de Brienne, secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, se rendirent dans la seigneurie de Mercy pour demander à Louis Fronsac de démasquer un espion travaillant au service du Chiffre. Une fois de plus, mon beau-père dut affronter le marquis de Fontrailles et parvint à le vaincre, non sans avoir risqué sa vie et souffert d’effroyables tortures[1].

Il était très âgé lorsqu’il me conta cette histoire, qui avec le recul l’amusait. Il m’avait expliqué dans un rire qu’à cette occasion, il avait bien failli – ainsi que son ami Gaston –, succomber aux charmes généreux de Françoise de Chémerault, surnommée la Belle Gueuse, la plus jolie femme de la Cour mais aussi une redoutable espionne dont on disait qu’elle était d’une vertu commode. Elle était alors au service de Louis d’Astarac, marquis de Fontrailles, tout comme son frère, Charles de Barbezière, un sinistre spadassin ancien chevalier de Malte dont le cadet François devait être condamné à mort après la Fronde.

Mon beau-père croisa à cette occasion plusieurs membres des services secrets du Saint-Siège dirigés par Fabio Chigi. Il se fit aussi de véritables amis comme le père Marin Mersenne, un religieux de grand renon appartenant à l’ordre des minimes, Blaise Pascal, si doué pour les mathématiques et Claude de Mesmes, le comte d’Avaux qui devait disparaître trop tôt.

Il se lia également avec la sœur du marquis de Fontrailles ainsi qu’avec son amie, Julie de l’Espinasse.

Après un long voyage à Toulouse où il rencontra Pierre de Fermat, un conseiller au parlement réputé pour sa science des nombres, il parvint à mettre en échec le réseau d’espionnage qui sévissait au Palais-Royal. Il proposa même à Loménie de Brienne et à Antoine Rossignol, le chef du bureau du Chiffre, un nouveau code secret inviolable.

Cette aventure terminée, mon beau-père revint à Mercy pour soigner ses blessures et pour s’occuper de son domaine.

C’est qu’en deux ans, il avait affronté bien des périls et souffert dans sa chair. Il avait été gravement blessé et torturé et il n’aspirait plus alors qu’à se reposer et à profiter de la vie au côté de sa chère épouse dans sa seigneurie.

Cette seigneurie de Mercy, constituée d’un hameau, de terres, de bois et d’un château en ruine, lui avait été offerte par l’avare Louis XIII car c’était un domaine ravagé et abandonné, totalement sans valeur. Avec les gratifications que lui avait données Mazarin pour ses services, et grâce à l’aide de son intendante Margot Belleville, et de son mari le charpentier Michel Hardoin, Louis avait pu – en partie – remettre la seigneurie en état.

J’ai connu Margot Belleville et son époux alors qu’ils avaient la cinquantaine passée. Mon beau-père et sa femme les aimaient beaucoup, et avec raison. Qu’auraient-ils fait sans eux ? Hardoin était un charpentier exceptionnel qui savait tout construire. Quant à Margot, elle s’occupait des gens et des dépenses du domaine avec un admirable dévouement et conseillait même monsieur Fronsac quand il achetait des livres. Elle était en effet la fille de ce libraire qui avait volé quelques livres précieux au duc de Vendôme car celui-ci lui devait de l’argent.

Le pauvre homme avait payé cher son comportement puisque Vendôme l’avait fait assassiner. Mon beau-père s’était senti responsable de ce meurtre car c’est lui qui avait retrouvé les livres. Il avait donc obtenu le remboursement de la dette et l’avait remise à Margot avant de lui proposer, à elle et son mari, de travailler pour lui. Il n’avait jamais eu à le regretter.

Garce à eux, le château avait été reconstruit et les terres mises en culture. Pourtant, il y avait tant à faire pour faire reculer la misère des habitants que, parfois, le découragement prenait le seigneur de Mercy.

Pour gommer sa mélancolie, Julie son épouse lui proposait alors de passer quelques jours à Paris où ils rendaient visite à madame de Rambouillet et à leurs amis, Gaston de Tilly, le banquier Gédéon Tallemant des Réaux, le poète Vincent Voiture ou encore la caustique madame Cornuel.

Ils allaient souvent au théâtre, un divertissement qu’ils appréciaient. C’est ainsi qu’ils avaient rencontré monsieur Poquelin et qu’ils avaient gagné son amitié.

C’est lors d’un de ces séjours, au printemps 44, que Paul de Gondi, alors coadjuteur de Paris, vint demander son aide à monsieur Fronsac.

Monsieur de Gondi était son condisciple à Clermont et, bien qu’ils ne se soient guère liés à cette époque – Paul de Gondi était bien trop grand seigneur pour devenir l’ami d’un fils de notaire – ils s’étaient appréciés pour leurs talents réciproques. La finesse de l’esprit et la déduction pour mon beau-père ; le savoir, la grandeur d’âme et le goût des belles lettres pour Monsieur de Gondi. Les dons de celui qui devait devenir le cardinal de Retz étant malheureusement gâchés par son génie embrouillé de l’intrigue.

Le coadjuteur de Paris avait entendu parler des succès de Louis Fronsac lors des investigations qu’il avait conduites. Il souhaitait son aide pour retrouver une précieuse lettre qu’on lui avait volée[2].

Monsieur Fronsac y parvint, non sans reprocher à Paul de Gondi de ne pas lui avoir révélé toute la vérité – mais le coadjuteur pouvait-il avouer son terrible secret ? C’est durant cette enquête que, pour la première fois, le marquis de Vivonne croisa la route de celui qui devait devenir durant la Fronde un de ses plus rudes adversaires, le frère de Nicolas Fouquet.

Un mois plus tard, alors que mon beau-père revenait à Paris pour assister à la cavalcade de la Trinité – un défilé où participaient tous les clercs et les magistrats du Châtelet –, ce furent deux minimes, son ami le père Niceron et le père Marin Mersenne, qui vinrent le supplier de faire une enquête pour leur ordre. Un voleur, se faisant passer pour un religieux, avait emporté un rare livre de Nicolas Flamel appartenant au couvent.

Ce fut une aventure durant laquelle Gaston de Tilly faillit perdre sa charge de commissaire et même être embastillé pour s’être attaqué à un financier influent. Quant à monsieur Fronsac, il découvrit bien des choses surprenantes sur l’alchimie durant cette enquête. Tous deux devaient aussi beaucoup apprendre tant sur la méchanceté humaine que sur l’ingratitude et la jalousie des Grands.

C’est peu après ces dernières affaires que Louis Fronsac résolut d’utiliser son talent pour en faire un métier. Ce fut le duc d’Enghien qui le premier lui proposa de mettre son génie de l’investigation au service des autres moyennant pécunes.

Le prince de Condé était son voisin – Chantilly étant à une lieue de Mercy – et depuis que Louis de Bourbon avait vu Louis et Gaston combattre courageusement à ses côtés à Rocroy – et même lui donner la victoire ! – il leur avait accordé sa protection.

Dans cette première enquête où Louis travailla pour une gratification financière, le prince de Condé souhaitait qu’il apportât la preuve que le jeune Tancrède de Rohan, fils présumé de la duchesse de Rohan, n’était qu’un imposteur[3].

Malheureusement, dans l’ombre, un trouble personnage s’intéressait aux anciens compagnons du duc qu’il assassinait d’une manière effroyable. Louis Fronsac lui-même failli être la victime de cet impitoyable vengeur, un exécuteur de la haute justice peu commun.

À l’issue de cette intrigue, monsieur de Tilly décida de vendre sa charge de commissaire pour acheter un office de procureur du roi. Sa mésentente était profonde avec Antoine de Dreux d’Aubray, le lieutenant civil qui avait succédé à Isaac de Laffemas. L’implication indirecte d’Aubray dans les assassinats des compagnons de Rohan avait bien évidemment précipité les choses.

Durant ces investigations, Monsieur Fronsac se fit aussi un ennemi en la personne de Henry de Massuez, marquis de Ruvigny, un redoutable duelliste qui devait devenir le beau-frère de Tallemant.

Ruvigny devenu député général des Eglises Réformées, fut plus tard au plus proche du roi qui lui confia les entreprises les plus secrètes et quelquefois les plus ignobles de sa diplomatie. Malgré sa fidélité sans faille, il devait pourtant s’exiler en Angleterre après la révocation de l’Edit de Nantes.

 

 

Je me suis peu étendue sur la seigneurie de Mercy où je vis désormais. C’est désormais un beau domaine à six heures de Paris mais il était abandonné depuis des lustres quand le roi l’offrit à mon beau-père. Il comprenait alors cent cinquante arpents de bois giboyeux et de belles terres avec un pont en ruine sur l’Ysieux auquel était rattaché un vieux droit de péage. À présent, agrandi et mis en valeur, le domaine rend plus de vingt mille livres par an. Les forêts sont bien exploitées avec une scierie sur la rivière et un bel étang qui nous livre des poissons à profusion.

Le village – le hameau en vérité – de Mercy n’était à cette époque qu’un regroupement de masures en torchis et en bois. Une population de miséreux en guenilles y survivait, quasiment comme des animaux, sans espérance ou avenir, dans la crasse, la misère et souvent la famine.

Avec les gratifications offertes par Mazarin pour avoir démasqué le réseau d’espionnage du bureau du Chiffre, monsieur Fronsac avait pu amener l’eau de l’Ysieux jusqu’à son château. Avec ce que lui remit le prince de Condé, il avait pu se livrer à de nouveaux travaux dans sa seigneurie. Le pont de bois sur la rivière, construit provisoirement par Michel Hardoin, l’époux de Margot Belleville, l’intendante du château, fut remplacé plus tard par un pont de pierre. Hardoin avait aussi construit une scierie – que nous utilisons toujours – et de nouvelles terres avaient été achetées à l’abbaye de Royaumont. Quant aux habitants de Mercy, tous avaient trouvé du travail soit au château comme garçons d'écurie, laquais ou servantes, soit comme ouvriers à la scierie, soit encore à la ferme du domaine.

Du jour où mes beaux-parents habitèrent le château, chacun mangea à sa faim. Ils veillaient aussi à ce qu’il n’y ait pas trop de gens dans la misère sur les terres de la seigneurie.

Plus tard, une chapelle fut construite à Mercy ainsi qu’une école. Il ne faut pas seulement nourrir le corps de nos, avait décidé Julie de Vivonne, nous devons aussi nous occuper de leur esprit et de leur salut.

De nouveaux chemins furent tracés et les aménagements du château furent enfin terminés. En particulier Michel Hardoin installa les boiseries qui se trouvent encore autour de la grande salle.

Mais la reconstruction du pont qui permettait autrefois le passage vers le hameau de Luzarches, puis vers Champlâtreux et Viarmes situé sur la route de Paris à Royaumont, facilita une nouvelle circulation des gens et des marchandises. Plus tard, l’empierrement des sentiers qui traversaient la forêt de Royaumont vers Chantilly et la prolongation du chemin vers la grand route en suivant l’Ysieux jusqu’à Surville permirent de rejoindre directement la grand route de Paris.

Jusque-là, le hameau de Mercy était situé au fond d’une vallée close, sans autre issue que le chemin vers Royaumont sinon des sentiers à travers les bois. Toutes ces nouvelles facilités de déplacement eurent malheureusement des conséquences néfastes pour le hameau qui se dépeupla rapidement. Ses habitants qui ne logeaient pas dans le château ou la ferme partirent vivre à Luzarches. Pour ne rien arranger, le village fut incendié deux fois durant la Fronde et beaucoup de maisons ne furent pas reconstruites après la guerre civile.

Le château prit peu à peu l’allure qu’il a aujourd’hui avec sa cour et ses deux nouvelles ailes latérales, chacune de deux étages en brique rouge et en pierre, qui flanquent la partie ancienne où se trouve toujours la grande salle. Dans l’aile de gauche, monsieur et madame Fronsac avaient leurs appartements. Mon beau-père avait le sien au premier étage et ma belle-mère au second où logeait aussi la nourrice de Marie et de Pierre. Nous avons conservé ces dispositions.

Dans l’autre aile, un appartement était réservé aux parents de monsieur Fronsac et le second étage comprenait deux logis, un pour les visiteurs et un pour Bauer. C’est là qu’habitent nos amis et serviteurs Aragna et Cougourde.

Lorsque la lourde grille forgée est fermée, le château est bien protégé. Il pouvait même l’être encore plus car Michel Hardoin avait prévu des trous carrés dans les murs extérieurs permettant de glisser facilement des solives capables de soutenir une galerie de bois en encorbellement ; des sortes de hourds qui faciliteraient la défense en cas de siège du château.

Cette précaution s’avéra bien utile durant la Fronde où le château fut plusieurs fois pris d’assaut par des pillards. Moi-même je vécus une dernière attaque lorsque monsieur de Blainvilliers tenta de nous réduire au silence par la force[4].

Mon beau-père s’occupait beaucoup des gens des villages environnant. Le dépeuplement progressif de Mercy au profit de Luzarches le désolait mais il ne pouvait lutter contre.

Il disposait d’un droit de basse justice et, plusieurs fois, il résolut de graves affaires rendant ainsi service au prévôt de Senlis. La plus connue est certainement celle du forgeron de Luzarches assassiné par des inconnus de passage. En enquêtant sur la vie de cet homme, il découvrit ce qu’avait été son passé, et surtout les raisons pour lesquelles on l’avait tué. Il n’eut ensuite aucun mal à retrouver les assassins.

 

 

Mes beaux-parents possédaient aussi une maison à Paris dans laquelle vécut mon époux avant de me connaître. En vérité, c’était une toute petite maison qu’ils avaient fait aménager par Simon Guillain, un sculpteur et maître maçon qui avait sauvé la vie de monsieur Fronsac. L’entrée en était située dans une impasse de la rue des Blancs-Manteaux et elle possédait – chose rare – deux fenêtres en façade sur la rue. Le rez-de-chaussée était aménagé en écurie où l’on pouvait serrer trois chevaux et un petit carrosse. Et en cas de besoin, l’écurie de La Grande Nonnain qui Ferre l’Oie n’était pas loin.

Un escalier très raide et très étroit permettait d’accéder aux deux étages, puis aux galetas situés sous les combles de la toiture. Chaque étage disposait d’une salle, d’une chambre et d’un bouge sans lumière mais – confort inouï ! – monsieur Fronsac avait fait installer un siège d’aisance dans un cabinet en saillie accroché à la façade de l’impasse. La fosse d’aisance était sous le sol de l’impasse et vidée chaque semaine. Je rapporte ce détail car il illustre un trait de comportement de Louis Fronsac qu’il tenait de sa mère : son extrême propreté. L’étude familiale disposait d’une importante réserve d’eau dans une citerne et le premier chantier important conduit à Mercy avec été d’amener l’eau de l’Ysieux jusqu’au château par des conduites d’argile et une grande roue.

Le logement parisien pouvait recevoir – chacun étant certes à l’étroit – toute la famille du marquis, ses domestiques, ainsi que ses gardes du corps.

Ces derniers jouaient un rôle important dans les investigations que conduisait mon beau-père. Dans son métier d’enquêteur, il affrontait bien des périls et avait dû plusieurs fois souffrir dans sa chair. Il portait d’ailleurs une cicatrice, heureusement cachée sous ses cheveux, marque d’un cheval qui l’avait piétiné. C’était un homme fort courageux mais cependant jamais intrépide, contrairement à monsieur de Tilly. Bon tireur au pistolet, mais n’aimant pas les armes, il utilisait donc en cas de besoin des hommes habitués à l’art de la guerre, expliquant qu’ils sauraient mieux se battre que lui !

 



[1] La conjecture de Fermat, éditions J.C. Lattès.

[2] La lettre volée, ouvrage promotionnel hors commerce des éditions du Masque Labyrinthe.

[3] L’exécuteur de la haute justice, le Masque Labyrinthe éditeur.

[4] Le captif au masque de fer, à paraître.

 

chapitre 3